Pour enrayer ce phénomène, des bergers se lancent dans l'éco-pâturage à l'aide de moutons ou de vaches, pour repousser la forêt et préserver la biodiversité des prairies. Une initiative écologique expérimentale qui peine à être rentable.
Lorsqu’une prairie est abandonnée, elle se transforme en friche avec des ronces. Grâce à celles-ci, les graines trouvent un abri qui leur évite d 'être mangées. Ainsi protégées, elles se transforment en arbustes. Au bout de 20 à 30 ans, leur accumulation donne naissance à un couvert forestier.
Deux caravanes d’un autre âge, accompagnées d’une table en plastique et d’une niche pour le chien. Le confort est sommaire, l’endroit isolé. Seul le vrombissement lointain des voitures rappelle le bruit de la civilisation. À une centaine de mètres, des moutons paissent dans une prairie aux herbes hautes. Une vie solitaire, d’ascète, qui n’est pas pour déplaire à Alexandre Faucher.
Berger depuis un an et demi, le jeune homme de 24 ans est allergique au matérialisme de ses contemporains. De sa voix traînante, il évoque sans regrets sa vie passée au Conseil départemental de Seine-et-Marne : « Des horaires de bureau, de 9h à 17h avec les yeux rivés sur l’écran de l’ordinateur, sans jamais sortir. » La monotonie du travail, un besoin irrésistible de grand air… Puis, sa décision de tout plaquer pour devenir berger.
À l’issue de sa formation sur les bords de la Loire, Alexandre s’installe en avril 2015 avec son cheptel dans la forêt de Fontainebleau. La démarche est insolite. Depuis plus de 150 ans, on ne retrouve pas trace d’élevage dans la forêt. Seuls quelques tableaux naturalistes du peintre Jean-François Millet évoquent ce passé révolu.
Des moutons gloutons
Les 90 bêtes d’Alexandre appartiennent à deux races différentes : solognote et suffolk. Des races rustiques, résistantes aux maladies et qui passent tout leur temps au grand air. Mais leur principal avantage est ailleurs : toutes deux raffolent de végétation ligneuse (arbustes, ronces...). Ces plantes sont les premières à recouvrir la prairie lorsqu’elle n’est pas pâturée. De prairie, l’endroit devient friche, puis forêt.
« L’arrivée d’Alexandre a été providentielle, affirme avec enthousiasme Franck Jacobée. Peu de personnes ont son éthique d’élevage. » Ainsi, Alexandre refuse de fertiliser les prairies où paissent ses brebis. Ses bêtes sont vendues en circuit court, dans des AMAP (Associations pour le maintien d’une agriculture paysanne), sans passer par la grande distribution. Une démarche militante que lui-même nuance : « Je ne connais aucun berger qui n’aime pas la nature, c’est tout simplement impossible. »
Revers de la médaille : le projet est difficilement rentable. Avec seulement 90 bêtes, Alexandre vivote grâce aux prestations qui lui sont versées par Pôle emploi et le programme Natura 2000. À la fin du mois, il atteint péniblement un SMIC. Et ce n’est pas l’augmentation prévue de son cheptel de 250 bêtes qui devrait changer la donne : « Selon mes prévisions, j’émargerai les meilleures années à 800 euros par mois. »
Alexandre, 24 ans, berger
Audrey Garcia, 27 ans, écologue
Le phénomène n’est pas innocent. Les prairies, auxquelles l’élevage contribue activement, recèlent une biodiversité qui n’a rien à envier à celle de la forêt. Leur disparition menace la pérennité de certaines espèces emblématiques de la forêt de Fontainebleau, telles l’Alouette lulu (Lullula arborea), l’Engoulevent d’Europe (Caprimulgus europaeus) ou la Fauvette pitchou (Sylvia undata).
« Une véritable prise de conscience »
D’où le projet initié par l’Office national des forêts (ONF), avec l’impulsion de l’Union européenne via le programme Natura 2000, qui vise à recréer des espaces ouverts au cœur de la forêt. « Jusque dans les années 1970 prédominait ce qu’on pourrait appeler une phobie du vide, affirme Franck Jacobée, en charge du programme à l’ONF. On reboisait à tout crin. Aujourd’hui, il y a une véritable prise de conscience et on agit différemment. » Mais, jusque-là, le projet manquait d’un éleveur qui veuille bien se prêter au jeu.
Cet aspect hétérogène est bénéfique pour la biodiversité des lieux. Les sauterelles et les criquets y apprécient l’étagement de la végétation. « Auparavant, nous effectuions nous-mêmes le déboisement des milieux ouverts, explique Audrey Garcia. Soit de manière manuelle, avec le concours de volontaires bénévoles, soit grâce aux machines. Ces dernières ont l'avantge de limiter la progression de la végétation lignieuse. Cependant, cette pratique coûte cher et certains arbres ont la capacité de repartir très vite. D'où l'idée de conjuguer l'action mécanique avec un pâturage raisonné de la zone. »
« Il faudra plusieurs années avant que les changements soient visibles »
Reste qu’après huit mois d’expérimentation, les résultats demeurent peu visibles. Des aubépines et des prunelliers, qui préfigurent le retour de la forêt, n’ont pas été complètement éradiqués. De même, des pousses d’une variété de pins prennent progressivement de la hauteur. S’ils deviennent trop haut, ils empêcheront la flore de se développer au sol. À l’image de ce que l’on observe dans la forêt des Landes. « Il faudra plusieurs années avant que les changements soient visibles », concède Audrey Garcia.
En marge des prairies sèches, les zones humides ont longtemps été délaissées. Faute d'entretien, la surface du marais d’Episy, situé le long de la vallée du Loing près de Fontainebleau, a diminué de 80 % en 50 ans. Conséquence, un tiers de la végétation et la moitié des espèces d’oiseaux ont disparu. Deux solutions se présentent aux autorités : utiliser le débroussaillage mécanique ou trouver des bêtes capables d’éco-pâturer en zone marécageuse.
Depuis 2005, le Conseil départemental de Seine-et-Marne emploie des chevaux de Camargue, une race qui se nourrit exclusivement de plantes ligneuses, pour pâturer le marais. Capables de s’adapter aux environnements inhospitaliers, ces chevaux empêchent les friches arbustives de s’étendre et préservent les quelques buissons utiles à la nidification des oiseaux.
Ces dix dernières années, Christian Desmier, en charge des Espaces naturels sensibles au département, a multiplié, non sans difficultés, les partenariats avec les éleveurs et les centres équestres. Ces accords se font sur la base du bénévolat, aucun budget ne leur est consacré. Le Conseil manque de moyens d’action, notamment pour obliger les centres équestres à utiliser un vermifuge moins toxique, afin de ne pas mettre en danger les mouches et les abeilles qui viennent graviter autour des crottins.
Des chevaux pour les prairies humides
Les moutons A la rescousse
Face à la forêt, les moutons ne sont pas seuls
Des vaches tondeuses
Leur manteau est fourni, leurs cornes impressionnantes. Réputées pour la qualité de leur viande, les vaches Highland Cattle (l’une des races les plus rustiques) sont surtout d’excellentes débroussailleuses. Une caractéristique utile pour préserver de l’avancée de la forêt les prairies humides du Parc naturel régional de Chevreuse (78). Grâce à l’humidité et au climat local, ces prairies abritent une faune et une flore similaires à la moyenne montagne. Délaissées par les agriculteurs depuis les années 1960, elles étaient condamnées à disparaître sous un couvert forestier.
« L’élevage va mal, déclare-t-il en tirant longuement sur sa cigarette roulée. Nous sommes dans un système qui dévalue les produits agricoles. Il n’y a qu’à aller au supermarché pour s’en rendre compte : vous ne payez pas la viande au prix juste. » Faible rémunération, horaires infernaux empilement des normes environnementales... Autant de maux qui expliquent que la profession relève aujourd’hui du sacerdoce.
Zone de pâture
À la prairie de la Solle, en lisière de la forêt et contiguë à l’hippodrome du même nom, les bêtes d’Alexandre ont pâturé de septembre à décembre. Audrey Garcia, naturaliste à l'association ANVL (Association des naturalistes de la Vallée du Loing et du pays de Fontainebleau), vient constater les effets du pâturage. Sur une vingtaine d’hectares s’étend un sol jonché d’herbes mortes et de petits arbustes dont le feuillage n’a pas résisté au froid et aux mâchoires des moutons. Ici et là, des “zones de refus” où les bêtes ont dédaigné les végétaux qu’elles ont jugés peu appétissants.
Retour à la bergerie
Chez un éleveur qui n'en peut plus
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Chapitre 2